|

Quelles sont les mécaniques intermédiaires existantes entre les grands donateurs et les organisations de terrain, entreprises sociales et locales ? Quel modèle imaginer pour orienter au mieux les dons et les penser en accord avec les besoins des territoires, et, dans le même temps, encourager un engagement citoyen et une gestion participative de ces dons ?

Géraud de Ville de Goyet, directeur exécutif de la banque Barking & Dagenham Giving à Londres, est venu témoigner de son expérience et de son projet dans sa commune de Londres, lors des Assises de la Philanthropie de l’Institut Pasteur, le 19 septembre dernier, pour répondre aux problématiques locales : taux de chômage élevé, pression démographique, perte de sens et d’engagement citoyen.

 

Géraud de Ville de Goyet
Directeur exécutif de Barking & Dagenham Giving

 

 

Ingrid Labuzan

Bienvenue à vous. Vous êtes le directeur exécutif de Barking & Dagenham Giving, une structure qui tient son nom du Borough anglais du même nom. Il s’agit d’un quartier de Londres dont la population est durement touchée par la crise. Votre association vise à la soutenir : son action est donc intimement liée au contexte de crise économique.

Géraud de Ville de Goyet

Je vous remercie de me recevoir. Barking et Dagenham est une commune de l’est de Londres et un ancien berceau industriel ayant gardé d’importantes traces de cette histoire. Il s’agit de la cinquième commune la plus défavorisée d’Angleterre. Les enjeux sont donc majeurs. Notre organisation est une structure de soutien au secteur associatif. Nous jouons un rôle d’intermédiaire entre les grands donateurs et les organisations de terrain, ainsi qu’avec les entreprises sociales et locales.

La commune essaie de répondre actuellement à plusieurs grands défis. D’abord, le chômage est bien plus élevé à Barking et Dagenham que dans le reste de Londres. Dans les années 1950, le constructeur Ford y était établi. Il a employé jusqu’à 45 000 personnes. Tout le monde, dès la sortie de l’école, pouvait donc travailler chez Ford pour un bon salaire. Par ailleurs, la commune comptait le plus grand ensemble de logements sociaux d’Europe. Cependant, Ford, dans les années 1990, a très fortement réduit ses activités dans la commune. Aujourd’hui, Barking et Dagenham connaît un taux de violences intrafamiliales très élevé. L’obésité et la criminalité y sont également très présentes.

Par ailleurs, la commune est confrontée à une pression démographique depuis les Jeux Olympiques de Londres. Les activités de développement à Londres ont été décentrées, attirant beaucoup de gens dans les communes les plus pauvres.

Cette situation se traduit également par une perte de sens et de l’engagement citoyen. Barking et Dagenham est l’une des cinq communes de Londres à avoir voté pour le Brexit. En 2006, des représentants de l’extrême droite ont été élus au conseil communal. Le tissu social et associatif est en outre plus faible et moins riche que dans le reste de Londres. Les besoins sont donc très importants, alors que la capacité pour y répondre est moins importante qu’ailleurs.

Cependant, la commune connaît de très forts investissements stimulés par la grande faiblesse des taux d’intérêt. 1,5 milliard de livres ont été investis par la commune, ce qui pose un défi d’équité. Cet argent doit financer la construction de 60 000 nouveaux logements, de studios de cinéma, etc. Néanmoins, ces infrastructures bénéficieront-elles à la population locale ?

Ingrid Labuzan

Françoise Benhamou aurait sans doute beaucoup eu à dire sur les effets d’interaction entre crises, obésité et santé publique, le sujet étant passionnant. Je souhaiterais quant à moi revenir sur votre action. Vous agissez à la fois de manière assez classique, en distribuant des subsides, mais aussi en réalisant des investissements. Pourquoi avoir fait ce choix ? Concrètement, comment vous organisez-vous ?

Géraud de Ville de Goyet

Notre philosophie repose sur la création d’un véritable engagement citoyen. Nous souhaitons expérimenter des formes de démocratie délibérative. Notre fondation date de 2020. Depuis, nous avons testé un certain nombre d’approches participatives visant à distribuer des fonds afin de donner le pouvoir de décision concernant leur affectation aux personnes elles-mêmes affectées par les décisions. En l’occurrence, il s’agit des personnes vivant dans la localité.

Nous avons testé plusieurs itérations de ces méthodes. Celles-ci se sont révélées plus rapides pour acheminer l’argent, mais aussi plus efficaces et plus équitables. Nous nous sommes également rendu compte que la partie « dons » ne représente qu’une part très minime du capital en circulation : environ 5 % en général. La part distribuée de manière participative, plus encore, ne représente qu’une infime fraction du capital en circulation.

Nous étions intéressés par la possibilité d’expérimenter et de pousser cette logique en rapprochant le plus possible les activités de distribution avec les activités d’investissement.

Ainsi, en 2020, nous avons créé un fonds d’investissement capitalisé à hauteur de 1,5 million de livres via une taxe sur le développement immobilier de la commune. Cette taxe tombe bien, puisque 60 000 logements doivent être construits. Nous avons travaillé à partir de nos principes participatifs, en partenariat avec un groupe de citoyens durant un an. Nous avons également fait venir des experts et développé la première politique d’investissement participative du Royaume-Uni.

Cette politique est résolument axée sur l’impact. Il ne sera jamais question d’investir pour creuser des puits de pétrole dans l’Arctique. Tous nos investissements prennent ces impacts en compte et réconcilient les activités d’investissement et de distribution.

Ensuite, nous avons dû séparer investissements directs et indirects, mais aussi composer avec le cadre légal notamment concernant la manière dont les conseils d’administration peuvent réaliser des investissements. Concernant les investissements indirects, nous avons investi dans un fonds spécialisé dans l’impact investing, dans un fonds d’énergies solaires ainsi que dans un fonds d’entreprises fondées par des personnes issues de minorités. Concernant les investissements directs, nous avons lancé un fonds, toujours en cours de développement, qui investit dans les entreprises locales de la commune. Un fonds est également prévu pour investir dans l’immobilier afin de créer des espaces de rassemblement.

Ingrid Labuzan

Vous avez évoqué les prises de décision participatives. Comment embarque-t-on une population confrontée à des difficultés économiques quotidiennes dans un tel projet ? Comment trouver le temps disponible et l’intérêt pour ces activités ? D’autre part, vous évoquiez l’aspect financier. Comment expliquez-vous à ces populations le principe des fonds ?

Géraud de Ville de Goyet

Je travaille depuis une dizaine d’années avec des communautés locales, souvent défavorisées. J’ai travaillé notamment en Amérique du Sud et en Europe. Or, il existe une vraie demande de participation, y compris à des niveaux de richesse peu élevés. Nous avons tendance à penser que l’implication dans le volontariat intervient à un âge avancé, pour des personnes ayant mis les problèmes économiques derrière elles. Néanmoins, je ne crois pas que ce soit le cas. Je pense notamment à la Iron Foundation et au Boston Ujima Fund, qui constituent des exemples très intéressants à ce titre, car ils visent à réinventer la philanthropie en mettant les bénéficiaires au cœur du processus décisionnel.

L’enjeu consiste à mettre en place un processus qui ait du sens, c’est-à-dire sincère, inclusif et non-extractif.

La sincérité demande d’être à l’écoute des besoins, sans venir avec un plan préconçu. Il faut savoir accélérer, freiner et se remettre en question.

L’inclusion vise à soutenir le parcours d’apprentissage de tous les participants, en faisant venir des experts par exemple lorsque c’est nécessaire. Lorsque nous travaillons avec des mères de famille qui cumulent deux emplois car elles élèvent seules leurs enfants, il faut travailler à partir de leurs disponibilités et non à partir des nôtres.

Le côté non extractif se matérialise par le fait de payer les participants. Cette décision peut interroger et paraître contraire aux principes de l’action civique. Je pense au contraire qu’elle permet aux personnes ayant peu de moyens de prendre plus facilement part au processus.

Par ailleurs, le feedback et la communication sont très importants. Il est très dur pour les participants de ne pas pouvoir entendre ce qui a été fait de leurs décisions et de leur travail. Il faut impérativement revenir vers eux. Quelle était votre deuxième question ?

Ingrid Labuzan

Elle concernait le travail de pédagogie que vous accomplissez vis-à-vis des aspects financiers.

Géraud de Ville de Goyet

Nous avons travaillé avec des experts afin de vulgariser un certain nombre de concepts. Nous avons utilisé plusieurs modèles afin notamment de réaliser des représentations visuelles très évocatrices des risques et de l’impact sur les liquidités des investissements. Ce modèle permet notamment de tracer des toiles d’araignée et de faire des comparaisons entre différents types d’investissements.

Finalement, l’impact investing est un petit monde. Une fois que les bons experts ont été interrogés, les mêmes exemples vertueux reviennent sans cesse. Ils sont imparfaits mais cherchent tous à changer le système.

Ingrid Labuzan

J’aimerais vous poser une question de prospective. Imaginons que la crise financière s’aggrave et se traduise par un effondrement du système qui mettrait en péril le fonctionnement des associations ainsi que les placements financiers. Ce scénario vous inquiète-t-il ? L’anticipez-vous ?

Géraud de Ville de Goyet

Ce scénario inquiète sans doute beaucoup de monde. J’observe que, là où les services publics reculent comme en Angleterre, la philanthropie augmente. Les personnes qui dépendent des services publics dépendent de plus en plus de la philanthropie. Nous avons par exemple financé une plateforme permettant d’optimiser la distribution de denrées alimentaires entre banques alimentaires. Ses créateurs nous ont expliqué que beaucoup de dons ont été faits durant la crise du Covid. Néanmoins, ces derniers se sont fortement réduits juste après, au début de la guerre en Ukraine, alors que les besoins alimentaires étaient au plus haut.

Cette situation peut être extrapolée et me semble vraiment inquiétante. Je n’ai pas de solution globale, mais nous prônons un rapprochement entre nos activités d’investissement et de redistribution. Plusieurs trusts et fondations examinent cette solution au Royaume-Uni. Des signes positifs se font sentir. Ainsi, Lankelly Chase Foundation, une fondation privée ayant un capital de 150 millions d’euros, a annoncé qu’elle allait distribuer l’ensemble de son capital dans les cinq années à venir. Cette décision a suscité un fort débat dans le milieu de la philanthropie, certaines personnes la critiquant très fortement. La fondation a justifié son choix en expliquant qu’elle faisait partie du problème.

Par ailleurs, un arrêt de la Haute Cour a changé la jurisprudence en permettant aux fonds d’investissement d’investir en fonction de leurs valeurs, et non en fonction des retours sur investissements comme c’était le cas depuis 30 ans.

Ces exemples de changements sont intéressants et vont dans la bonne direction. Ils permettent d’adopter une approche plus cohérente de la philanthropie.

Ingrid Labuzan

Il est toujours intéressant d’avoir des exemples venant de l’étranger. Un grand merci pour votre témoignage.