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De quoi s’agit-il ?

 

Historiquement, le Ministère de l’Intérieur, comme d’ailleurs le Conseil d’Etat, estimait que le caractère d’intérêt général interdisait à une fondation de détenir tout ou partie du capital d’une société à but économique, même si ses produits étaient réinjectés dans des activités d’intérêt général.

La loi n° 2005-882 du 22 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises dite loi Dutreil, a crée une petite révolution en rendant possible la détention de parts de sociétés commerciales par une fondation d’intérêt public. Cette évolution, issue d’un amendement parlementaire avait comme finalité d’éviter la dislocation de petites entreprises lors des successions et de réconcilier utilité publique et choix entreprenerial. Le cadre législatif de la fondation actionnaire est donc réservé aux cessions et transmissions d’entreprises excluant une création d’entreprise donc l’actionnariat serait détenu par une fondation.

Si très vite une première fondation a vu le jour – la fondation Pierre Fabre –, le modèle de la fondation actionnaire s’est très peu développé en France, contrairement à son équivalent allemand, florissant.

 

Les avis du Think Tank

 

Béatrice Garette :

Très tôt, à la suite d’un déplacement très marquant en Afrique subsaharienne francophone, Pierre Fabre, a souhaité que son entreprise, Les Laboratoires Pierre Fabre, adopte une démarche citoyenne. Dès avril 1999, il crée une fondation, reconnue dans la foulée fondation d’utilité publique. Il dote cette fondation d’une somme confortable en numéraire ainsi que de 5% des actions du groupe. Peu à peu nait dans son esprit un projet apte à assurer la pérennité de son œuvre philanthropique et de son entreprise : « une entreprise détenue par ses salariés et par une Fondation dans des proportions qui la mettent à l’abri des surprises spéculatives ».

A cette fin, Pierre Fabre organise l’actionnariat de l’entreprise de façon à garantir sa pérennité et son indépendance. Un plan volontariste d’actionnariat-salarié lancé en 2005 permet à la très grande majorité des collaborateurs de devenir actionnaires. En 2011, 91% des salariés pouvant bénéficier du plan étaient actionnaires, détenant 6,7% du capital de l’entreprise. Et en 2008, il fait don du capital de l’entreprise à la Fondation Pierre Fabre. Ce don a été accepté officiellement le 29 septembre 2008 par l’Etat, comme le prévoit la loi. La Fondation Pierre Fabre, reconnue d’utilité publique, est ainsi devenue l’actionnaire de référence de l’entreprise à hauteur de 65%. Dernière étape, à la mort de Pierre Fabre en juillet dernier, en l’absence d’héritiers directs, il lègue les dernières actions qu’il avait conservées à la Fondation.

 

La Fondation reste focalisée sur sa mission à savoir « l’amélioration de la qualité des médicaments et des soins dispensés dans les pays les moins avancés ». De par son statut de fondation reconnue d’utilité publique, elle ne peut pas détenir directement les actions du groupe Pierre Fabre et assurer la gestion opérationnelle de celui-ci. La détention s’opère via la holding Pierre Fabre Participations, chargée d’assurer une mission générale de continuité, c’est-à-dire de veiller au maintien de la pérennité de toutes les activités du groupe dans le respect de ses valeurs, de son indépendance capitalistique et de ses implantations régionales.

Les collaborateurs sont sensibles au fait qu’une part du fruit de leur travail nourrit des projets d’intérêt général, cela crée une culture d’entreprise particulière au sein du groupe et permet de faire perdurer les valeurs humanistes du fondateur. Ce modèle n’est pas encore très connu, cependant nous avons été récemment contactés par une entreprise porteuse d’un projet similaire et souhaitant avoir notre retour d’expérience.

 

Yannick Blanc :

J’étais chef du bureau des groupes et associations au ministère de l’intérieur lors du vote de la loi Dutreil du 22 août 2005 qui a créé le cadre légal actuel de la fondation actionnaire. J’ai commencé à m’intéresser au sujet lorsque le propriétaire du journal La Montagne a souhaité léguer ses parts à la Fondation Varenne. Si dans les textes, rien ne l’interdisait expressément, la position du Conseil d’Etat était assez défavorable, estimant que la détention de parts de sociétés commerciales par une fondation reconnue d’utilité publique (FRUP) contrevenait au principe de spécialité à la personne morale. Si détenir des parts des actions comme n’importe quel autre type d’actif mobilier ou immobilier était bien entendu possible, la situation devenait plus compliquée lorsque la fondation devenait actionnaire de référence car elle devait alors nommer un représentant au conseil d’administration de l’entreprise.

Pour une entreprise de presse, dans la mesure où la liberté de la presse relève manifestement de l’intérêt général, la difficulté était moindre. À l’origine de la loi Dutreil, on trouve l’amendement porté par le député du Tarn Bernard Caraillon, qui appuyait le projet de Pierre Fabre et qui permettait au Groupe de se maintenir dans la région et de préserver son développement économique. La Fondation agissait en l’espèce dans un domaine cohérent avec celui de l’entreprise mais indiscutablement d’intérêt général : la lutte contre la contrefaçon de médicaments en Afrique. Il en est de même pour la Fondation Mérieux qui a porté un projet similaire un peu plus tard dans le domaine de la vaccination.

Ce modèle ne se développe pas plus avant parce que les entrepreneurs et leurs héritiers ont été découragés par la jurisprudence très sévère du Conseil d’Etat qui a cristallisé les peurs. Dans l’affaire Fondation des Treilles, à la suite d’un conflit opposant les héritiers Shlumberger aux héritiers Seydoux, un membre du Conseil d’Etat mandaté comme médiateur a en effet fait voter par le Conseil d’Administration l’exclusion des héritiers Shlumberger, une décision validée par la suite par la haute juridiction. L’idée que les fondateurs ou les héritiers puissent être pour ainsi dire expropriés a eu un retentissement considérable dans le monde des fondations. Plus grave encore, le Conseil d’Etat exige désormais que pour que la fondation conserve son caractère d’intérêt général, son fondateur n’en possède pas plus de 30 %.

 

Xavier Delsol :

Les résistances identifiées participent à mon sens d’une vision un peu désuète et archaïque de la notion d’intérêt général. Le spectre de la faillite est régulièrement agité : que deviendrait une fondation détenue par une entreprise en difficulté ? Un risque somme toute hypothétique et dont l’occurrence s’avère rarissime.

Autre fantasme tout aussi dépassé : le fait de détenir des parts d’une société commerciale changerait la nature même de la fondation. Rappelons qu’avant la parution de l’instruction de 1998, beaucoup tenaient le même discours à propos des associations détenant des participations majoritaires dans des sociétés commerciales arguant qu’elles allaient y perdre leur âme. Refuse à une fondation de détenir des participations majoritaires dans des sociétés commerciales, revient à confondre la fin et les moyens. Pourtant il est possible de tenir le raisonnement inverse et d’imaginer que la fin (l’œuvre de la fondation) contamine de façon vertueuse les moyens (l’activité de l’entreprise).

Même si cela concerne encore peu d’acteurs, il s’agit d’un sujet de fond qui porte une certaine vision de la philanthropie. En outre, le modèle intéresse les entreprises. Si peu de dirigeants s’avèrent prêts à transmettre la totalité de leurs parts ou actions à une fondation, je rencontre régulièrement des clients qui envisagent des donations significatives.

 

Bernard Monassier :

Il est utile au débat de rappeler que dans le cadre du vote de la loi Dutreil, l’amendement porté en faveur de la fondation Pierre Fabre a peu séduit les députés, qui étaient plutôt contre ce type de modèle de fondation actionnaire. La position actuelle du Conseil d’Etat et de nos députés s’expliquent de façon historique. Elle correspond à une certaine idée de la République. Le 2 novembre 1789 l’Assemblée constituante vote la nationalisation des biens d’église. L’historien Jules Michelet dans son ouvrage La Révolution Française résume en ces termes l’esprit des constituants : « L’Eglise morte n’a pas d’héritiers. A qui revient son patrimoine ? A son auteur. A la Patrie ». La possession de ces biens faisait de l’Eglise une puissance économique de tout premier ordre. La République ne pouvait pas laisser passer l’occasion d’affaiblir un adversaire de taille et renforcer ainsi le centralisme naissant de la nation. Les réflexes actuels sont issus de cette conception. L’intérêt général relève de l’Etat, est porté par l’Etat et non par « d’obscures puissances économiques ».