Droit successoral et philanthropie
De quoi s’agit-il ?
Le droit successoral français limite le droit de toute personne de disposer de ses biens, de son vivant ou lors de son décès, en présence de descendant ou à défaut, un conjoint survivant non divorcé au moment du décès. Une partie du patrimoine du défunt est en effet dévolue à ces héritiers réservataires. Le défunt peut en revanche disposer librement par des libéralités de la fraction du patrimoine non réservée : la quotité disponible (art. 912 du Code civil). Cette quotité disponible est déterminée en fonction du nombre d’héritiers réservataires : en présence d’un enfant, elle représente la moitié des biens du disposant, de deux enfants le tiers, et de trois enfants ou plus, le quart des biens. A défaut de descendants et en présence d’un conjoint survivant, la quotité disponible représente les trois quarts des biens (art. 914-1 du CC). Les réformes des libéralités (Loi n° 2006-728 du 23 juin 2006, JO n° 145 du 24 juin 2006) permet aux héritiers réservataires de renoncer par avance à contester les libéralités qui pourraient atteindre à leur réserve. Dans el droit actuel français, les personnes qui ont un projet de philanthropie ne peuvent donc gratifier le secteur associatif que dans les limites de la quotité disponible, ou de leur vivant, avec l’accord de leurs héritiers réservataires.
Les avis du Think Tank
Nathalie Sauvanet :
La question de la philanthropie et du don se pose souvent en l’absence d’héritiers. Or, depuis mon arrivée en banque privée, je m’étonne de constater la difficulté qu’ont certains clients à envisager leur disparition et par suite leur succession. L’âge avancé n’a que peu d’influence. Plusieurs de nos clients ont en effet dépassé les quatre-vingt ans ans et nous disent se donner encore 5 ans pour envisager leur succession. C’est assez récurrent pour être souligné. Lorsque nos clients sollicitent l’Offre Philanthropie de BNP Paribas Wealth Management pour une action en philanthropie, nous abordons ces questions et leur conseillons d’échanger sur ce sujet avec un notaire. En amont, nous pouvons pourtant les sensibiliser aux conséquences d’une succession non préparée, tant sur le plan civil que fiscal, surtout en l’absence d’héritiers. Cette année, une étude BVA pour la Chambre des notaires montre que seuls 8% des Français ont rédigé leur testament, et seulement 12% des plus de 50 ans et retraités.
Il arrive que nos clients aient émis le souhait de créer une fondation, par exemple pour transmettre leur collection d’œuvres d’art ou pérenniser leurs actions philanthropiques, ou tout simplement léguer leur patrimoine à une structure d’intérêt général, mais que le formalisme testamentaire n’ait pas été respecté ou que les bénéficiaires n’aient pas été suffisamment identifiés. Par exemple, une personne a indiqué vouloir aider à la lutte contre le sida, mais n’a nommé aucun organisme bénéficiaire. De ce fait, plusieurs organisations peuvent prétendre au bénéfice de la succession, et le risque d’un conflit judiciaire entre elles est réel. La volonté philanthropique admirable du donateur concerné, si elle n’est pas accompagnée par une mise en place rigoureuse, rend compliqué son bénéfice à l’intérêt général. La solution passe évidemment par la rédaction d’un testament avec désignation précise du bénéficiaire du legs, ou tout au moins de son mode de détermination.
Sur le plan fiscal, il faut aussi informer le donateur de la différence de traitement fiscal du legs selon son destinataire : le donateur ignore souvent que les associations loi 1901 vont devoir s’acquitter de droits de mutation, et que seuls certains organismes (fondations et associations d’utilité publique, fonds de dotation…) en sont exonérés (toujours selon l’étude BVA, 65% des Français ne connaissent pas les vrais taux de succession). Outre le montant de ces droits qui peut entamer notablement le capital légué, cela peut avoir un impact sur la conservation du bien : le bénéficiaire peut avoir besoin de vendre le bien pour les payer, ce qui peut poser problème en présence d’une condition résolutoire du legs en cas de vente. La solution peut passer par la nomination d’un légataire universel qui aura la charge d’accepter le legs et de l’employer conformément aux souhaits exprimés par le donateur, en distribuant une partie à des associations ou causes identifiées. Ce légataire peut tout à fait être une fondation d’utilité publique, elle-même chargée de répercuter le legs à des associations non directement éligibles à l’exonération.
Il entre dans notre mission d’accompagnement de nos clients dans leur philanthropie de les alerter, en collaboration avec nos équipes d’ingénierie patrimoniale, sur ces points. Mais les services de l’Offre Philanthropie de BNP Paribas Wealth Management que recherchent nos clients, dans ces cas de gestion patrimoniale de leur succession, est de les aider à préciser la cause choisie (recherche médicale, secteur social, culture, etc), à identifier le ou les bénéficiaires, et souvent à organiser des rencontres avec leurs futurs légataires.
Bernard Monassier :
Il n’est pas dans les chromosomes français et européens de souhaiter déroger à la réserve héréditaire contrairement à la culture anglo-saxonne. Chaque sondage d’opinion montre bien que la réserve héréditaire est profondément ancrée dans les mœurs : les Français y sont attachés à 95 %.
Depuis quatre ans, la loi française permet pourtant de porter atteinte à la réserve, dans le cadre d’une procédure lourde qui réclame l’accord des héritiers réservataires et en présence de deux notaires. Sur ce point, on peut constater une légère évolution, mais dans tous les cas la dérogation est réalisée au profit d’une personne physique, membre de la famille comme un petit enfant ou un neveu. Il est très rare qu’elle se fasse au profit d’une œuvre philanthropique. Je n’ai pu le constater qu’une seule fois, avec une famille qui avait des positions philosophiques contre l’héritage. Les enfants avaient été élevés aux Etats-Unis, et avaient très bien réussi par eux-mêmes ; ils avaient donc l’état d’esprit et les moyens de se passer du patrimoine de leurs parents.
Face à un projet de transmission et de philanthropie nous informons nos clients de la possibilité d’organiser une atteinte à la réserve héréditaire, mais l’écho reste faible. La loi est encore récente et les attachements profonds.
Marie-Hélène des Esgaulx :
Ma proposition de loi est née d’un double constat : le concept de l’Etat providence est dépassé, et une nouvelle solidarité pourrait s’appuyer sur la philanthropie. Or, la générosité des Français ne fait que fléchir, le montant moyen du don des Français s’élève atour de 80 euros par an. Il m’est ainsi apparu indispensable de lever ce qui me semble être le principal obstacle juridique aux dons : la réserve héréditaire. Cette règle limite la capacité des personnes à disposer de leurs biens comme ils le souhaitent, en présence d’héritiers ou de conjoint survivant.
Elle a pour conséquence regrettable qu’elle limite la possibilité de donner une part importante de son patrimoine au secteur associatif. Notre droit successoral actuel conduit ainsi à privilégier l’intérêt des descendants au détriment de l’intérêt général. C’est pourquoi je propose de casser le carcan de la réserve héréditaire. Si le droit positif permet au donateur de donner plus que sa quotité disponible, ce n’est qu’avec l’aval de ses héritiers et seulement de son vivant, autrement dit pas par testament. Les héritiers peuvent dès lors s’opposer au projet philanthropique de leurs parents. Cette règle est remise en cause par de nombreuses personnes qui ont bâti leur richesse sur leur expérience entrepreneuriale, le travail ou l’investissement et qui veulent disposer pleinement du patrimoine qu’ils se sont créés seuls par opposition à ce dont ils ont hérité. Le dispositif envisagé par la proposition de loi donnerait le droit aux candidats à la donation de passer outre l’accord des héritiers dans le cadre d’un projet philanthropique. En outre, elle réserve cette possibilité aux seuls biens qui n’ont pas été reçus par héritage ou donation de la famille. Les biens dits de famille ne pourraient être donnés dans l’accord des héritiers réservataires ; la vocation familiale de l’héritage s’en trouverait ainsi renforcée.
Par ailleurs je propose que les institutions philanthropiques qui pourront bénéficier de ces donations seront déterminées limitativement par décret pris par le Garde des Sceaux en Conseil d’Etat, et que s’il arrivait que sous l’effet des donations trop importantes, l’héritage ne permette pas aux héritiers réservataire de subsister, tout descendant pourra saisir la justice afin de se voir fixée une rente à la charge des institutions bénéficiaires, devant lui permettre de vivre décemment. Enfin, l’Etat ne serait pas perdant dans cette réforme qui prévoit s’assujettir la donation aux droits de mutation à titre gratuit.
Cette réforme mettrait fin à plusieurs situations iniques créées par le droit actuel qui donne le droit de consommer tout son patrimoine mais pas de le donner à une institution et qui réserve ce droit aux personnes sans descendance ni conjoint survivant. Les candidats à la philanthropie reculent lorsqu’il faut aborder ces questions avec leurs enfants et y renoncent souvent par peur du conflit familial.