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Audace et philanthropie : quelle place pour la prise de risque et les « angles morts » philanthropiques dans le contexte actuel ? 

L’audace est-elle encore un marqueur fort de la philanthropie ? Les causes délaissées ou non consensuelles peuvent être écartées par certaines fondations et mécènes, jugées trop risquées ou dévalorisantes. Pourtant, la Fondation M6 ne s’est pas inscrite dans cette tendance et a choisi d’œuvrer à la réinsertion des personnes sorties du milieu carcéral. Isabelle Verrecchia, déléguée générale de la fondation, a raconté cette prise de risque lors de la 6e édition des Assises de la Philanthropie.


Isabelle Verrecchia –  Déléguée générale de la Fondation Groupe M6

 

 

Ingrid LABUZAN

Bonjour à tous, je suis ravie de partager cette journée exceptionnelle avec vous. Le programme ayant déjà été rappelé par Stewart COLE, je vous propose de nous engager dans sa première thématique, ambitieuse : l’audace. La philanthropie est-elle le lieu de toutes les audaces ? Il n’est pas question de se cantonner à une audace de posture. De ce fait, comment structurer cette audace ? Comment lui donner vie ? Comment gérer la prise de risque qui lui est associée ? Pour nous éclairer sur ce sujet, nous accueillons d’abord Isabelle Verrecchia, déléguée générale de la Fondation Groupe M6. Bienvenue parmi nous. Cette thématique de l’audace, vous l’incarnez à travers cette fondation, qui œuvre pour la réinsertion des personnes ayant connu un parcours carcéral. Comment parvenez-vous à mobiliser une entreprise autour de ce thème, qui n’est pas forcément consensuel ? J’imagine en effet qu’il est plus facile de mobiliser en vue d’une campagne contre la faim dans le monde. Par ailleurs, cette thématique a été imposée véritablement par Nicolas de Tavernost, le dirigeant de M6.

Isabelle VERRECCHIA

Bonjour à tous, je suis ravie d’être parmi vous aujourd’hui. Vous avez souligné un point important. Ce thème a été, non pas imposé, mais porté par Nicolas de Tavernost. Cette fondation existe depuis 15 ans désormais et œuvre pour un vrai sujet de société, dont il est en effet rarement question. Pour Nicolas de Tavernost, porter ce sujet tenait de l’évidence.

Sur des sujets assez peu consensuels comme celui-ci, une impulsion forte de la direction est nécessaire afin de convaincre à tous les échelons. Il faut également une bonne dose de conviction et de pugnacité car le sujet peut être clivant et ne fait pas forcément l’unanimité. D’abord, il est nécessaire de convaincre les collaborateurs. La congruence entre les messages portés sur cette thématique et les valeurs incarnées par l’entreprise nous a également beaucoup aidés. Cette sincérité de notre engagement s’est révélée au fil des ans et des actions entreprises.

Ingrid LABUZAN

Choisir un tel sujet s’apparente tout de même à une prise de risque. Avez-vous conservé une certaine confidentialité dans votre action afin de pouvoir maîtriser celle-ci ?

Isabelle VERRECCHIA

Au départ, nous ne connaissions pas du tout cet univers. Nous avons dû apprendre afin d’acquérir une forme de légitimité. Notre partenaire au quotidien est l’administration pénitentiaire, qui par essence constitue un univers clos. Au début de notre action, les personnes qui la composent se sont posé beaucoup de questions : nous avons dû montrer patte blanche, d’autant plus que M6 est un groupe de médias. Néanmoins, l’administration pénitentiaire a appris à nous connaître avec le temps. Nous avons pu démontrer quelle était la teneur de nos intentions.

De plus, le groupe souhaitait non seulement porter des messages en faveur de la réinsertion mais aussi intégrer en son sein des personnes ayant fait de la prison. De ce fait, nous avons très peu communiqué à l’extérieur dans les premiers temps. Même aujourd’hui, ce n’est pas forcément l’objectif prioritaire, l’enjeu étant d’abord interne. Il fallait convaincre les managers d’intégrer des personnes ayant fait de la prison. Il nous fallait entendre les craintes et les peurs. Celles-ci sont légitimes : nous avons tous des représentations par rapport à un univers comme celui-ci, qui nous est parfaitement inconnu. Nous avons d’abord écouté les collaborateurs, puis nous les avons emmenés sur des actions qui peuvent paraître peu engageantes, comme entrer en prison par exemple.

Ingrid LABUZAN

Vous les avez familiarisés avec ce thème de manière progressive.

Isabelle VERRECCHIA

Tout à fait. Aujourd’hui, nous hébergeons également une association qui œuvre sur cette thématique et réalise des accompagnements individuels. Ainsi, des personnes ayant fait de la prison côtoient des collaborateurs de M6. La différence entre ces deux populations est assez visible, forcément. Au départ, certains collaborateurs s’inquiétaient de cette proximité. Désormais, ce principe est accepté, il est rentré dans la culture de l’entreprise. Concernant les nouveaux arrivants, nous expliquons dès le départ l’action de la fondation et posons comme principe la présence de ces anciens détenus qu’ils pourront croiser dans les couloirs.

Ingrid LABUZAN

Combien sont-ils, ces anciens détenus ?

Isabelle VERRECCHIA

Ceux qui travaillent au sein du groupe sont intégrés régulièrement selon des formats différents : découverte de l’entreprise, stages, alternances, mais aussi emplois. Les chiffres ne sont pas très importants car intégrer des personnes ayant des parcours de vie chaotiques prend du temps. En quinze ans, 15 ou 20 personnes doivent avoir été intégrées.

L’association, quant à elle, suit environ une centaine de personnes par an.

Ingrid LABUZAN

Les collaborateurs de M6 sont pour beaucoup des journalistes qui doivent garder une forme de réserve et d’impartialité. Comment se déroule le rapport entre eux et l’action que vous entreprenez ?

Isabelle VERRECCHIA

Au départ, nous avions choisi de décorréler complètement la fondation des antennes du groupe, les rapports d’une fondation avec un groupe de médias pouvant s’avérer compliqués. De plus, la présence de caméras peut biaiser les rapports humains : soit elles font fuir, soit elles attirent. Nous avions donc choisi de ne financer aucun projet audiovisuel autour de la prison, car ce n’était pas du tout le but. La séparation entre l’antenne et la fondation a donc été actée.

Cependant, lorsque des journalistes du groupe réalisent un sujet sur les dysfonctionnements de l’administration pénitentiaire, nous leur demandons de nous prévenir. Nous avons également une marraine de la fondation, Nathalie Renoux, qui présente les journaux de la fondation. Nous avons donc créé des liens. Il est assez intéressant de voir comment les lignes ont bougé dans la rédaction concernant le milieu carcéral. Les évasions sont toujours traitées par les journalistes, bien sûr, mais ils vont également s’intéresser à d’autres sujets comme l’équimédiation en prison par exemple. Nous avons évolué : depuis quelques années, nous replaçons la fondation au cœur des métiers du groupe en créant davantage de passerelles afin d’amener les journalistes à découvrir eux aussi la prison autrement. Nous amenons les équipes à porter un autre regard sur la prison. Une personne sortant de prison a ainsi été intégrée en alternance au sein d’une équipe de journalistes.

Ingrid LABUZAN

Vous avez quinze ans d’expérience au sein de cette fondation. J’aimerais revenir au thème de cette première séquence avec cette question. La philanthropie est-elle le lieu de l’audace, et si oui, comment l’encourager ?

Isabelle VERRECCHIA

Je n’ai plus forcément l’impression, aujourd’hui, que traiter ce sujet est particulièrement audacieux, même si, au départ, bien sûr, nous prenions un risque vis-à-vis des parties prenantes. Nous nous sommes même donné une mission de plaidoyer vis-à-vis du monde de l’entreprise afin d’inciter les autres entreprises à intégrer des personnes sortant de prison. Nous avons ainsi dépassé le stade des actions : nous nous exposons vis-à-vis d’autres entreprises en abordant ce sujet.

Par conséquent, je ne ressens plus beaucoup cette audace dans le choix du sujet, même si je sais qu’il n’est pas consensuel. Il faut surtout prendre fait et cause pour un sujet et l’assumer. Pour nous, mécènes, la prise de risque est moins liée au choix des sujets qu’au fait de porter et d’allier des pratiques qui n’amèneront pas forcément de résultats. Il faut également être très à l’écoute des besoins des porteurs de projet. Parfois, la prise de risque peut être liée à l’innovation. De plus, il faut parfois avoir le courage de porter des projets sans beaucoup de bénéficiaires.

Par exemple, travailler sur l’emploi nécessite de travailler sur de nombreux freins périphériques : la santé, le logement, les liens familiaux. Sur un projet comme celui ci, il faut lever beaucoup de verrous. Au départ, lorsque je présentais des projets en conseil d’administration, le petit nombre de bénéficiaires interrogeait beaucoup au regard du budget associé.

Désormais, la question est réglée, car chacun comprend que sur le terrain, ces projets courent sur le temps long. Ils ne concerneront donc qu’un petit nombre de bénéficiaires. Par ailleurs, nous finançons les frais de fonctionnement : la fondation ne réalise pas seulement des investissements. Il s’agit également d’un sujet important pour les associations. Trouver un équilibre entre les financeurs et les financés est primordial. Les actions de terrains doivent aussi être rendues visibles. J’interrogerais donc plutôt la prise de risque par rapport à nos pratiques sur le terrain.

Ingrid LABUZAN

Vous avez soulevé beaucoup de points intéressants. Nous sommes aujourd’hui dans le monde de la preuve. Je viens plutôt du monde de la finance : dès qu’il est question d’engagement, d’impact, la preuve et les chiffres arrivent aussitôt. Nous en parlerons sans doute au cours de la journée. Vous avez également parlé de gouvernance. Or, nous allons continuer sur cette thématique, justement, avec un autre témoignage. Merci beaucoup, Isabelle Verrecchia.

 

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