[ Assises de la Philanthropie ] Françoise Benhamou : Crise économique et philanthropie, une « conjoncture du malheur ? »
Crise économique et philanthropie
La philanthropie est construite – pour ne pas dire indexée – sur le système financier, même si elle tente souvent d’en pallier les effets de bord. Quelles prévisions peut-on faire sur l’impact des crises économiques et de l’inflation sur les dons et l’activité philanthropique ?
Françoise Benhamou, présidente du Cercle des Economistes, a apporté son analyse des grandes tendances dans la pratique du don en période d’instabilité économique, en France et aux États-Unis, en s’appuyant sur des travaux et études économiques. Comment les économistes ont intégré le paradigme du don et de la philanthropie dans leurs études et leur science ? Françoise Benhamou y a répondu lors de la 6e édition des Assises de la Philanthropie.
Ingrid LABUZAN
Nous allons à présent questionner le rapport entre crise économique et philanthropie. L’enjeu est double. D’une part, il faut continuer à mobiliser et à toucher des dons en période de crise. Nous voyons ce qui se déroule dans l’actualité, avec notamment le cri d’alarme lancé par les Restos du Cœur. Une vraie question de mobilisation se pose en ce moment. D’autre part, la crise économique doit être un moment d’aide à ceux qui souffrent. Comment faire pour les soutenir ?
Pour répondre à ce double enjeu, nous allons d’abord tenter de comprendre les effets des crises. Nous accueillons Françoise BENHAMOU, présidente du Cercle des Economistes. Il ne s’agit que de l’une de ses fonctions, puisqu’elle possède un long parcours dans la recherche et l’enseignement en économie. Bonjour et bienvenue.
Françoise BENHAMOU
Bonjour et merci de m’avoir invitée.
Ingrid LABUZAN
Vous avez une position privilégiée pour observer sur le long terme les interactions entre les crises économiques et la philanthropie. Pour commencer, tournons-nous vers le passé. Les crises économiques reviennent de manière relativement cyclique au cours du temps. Avons-nous une idée de leurs conséquences sur le monde de la philanthropie ?
Françoise BENHAMOU
Il m’est difficile de répondre à cette question. En effet, pendant longtemps, les économistes ne se sont pas intéressés à la philanthropie. Ce sujet était très marginal dans l’économie : il ne rentrait pas dans les modèles économiques historiques qui faisaient plutôt l’hypothèse d’un individu égoïste. Seuls quelques économistes se passionnaient pour le sujet.
Par ailleurs, beaucoup d’éléments interfèrent. Ainsi, une crise économique peut entraîner une nouvelle répartition des revenus. Celle-ci pourra avoir des effets sur la conjoncture économique. Néanmoins, sur le long terme, la montée quasiment régulière de la philanthropie dans l’économie est frappante, quelle que soit la conjoncture. Une étude très intéressante a été menée aux États-Unis sur ce sujet par Jon Bergdoll et Patrick Rooney en 2020. Il s’agit de l’étude la plus complète en la matière. Elle étudie le rapport entre économie et philanthropie sur le long terme, entre 1980 et 2015. Cette période comprend des moments de conjoncture économique basse et des moments de conjoncture haute. Elle inclut également la crise des subprimes de 2008. Or, sur l’ensemble de la période, les dons aux États-Unis ont augmenté de 3,3 %. Certes, durant deux ans, en 2008 et en 2009, ces donations ont baissé de 7 et 8 % respectivement, mais ces baisses ont été compensées par un effet de rattrapage. Finalement, l’augmentation des dons se confirme.
Durant la période récente, les inquiétudes en France, avec notamment ce cri du cœur des Restos du Cœur et d’autres associations, sont dues au contexte inflationniste. En réalité, dès lors que ce cri d’alarme a été poussé, les dons ont afflué. Il s’agit d’une sorte de « conjoncture du malheur » : les gens mettent l’accent sur une difficulté. Mais à l’inverse, une « conjoncture du bonheur » peut exister. Par exemple, l’annonce concernant la création d’un vaccin contre le cancer, qui vient d’être faite, pourrait créer chez les donateurs l’envie de donner plus encore, puisqu’elle confirme leur efficacité.
Ingrid LABUZAN
Vous parliez de l’accroissement constant des dons de 3,3 %. En revanche, quel a été l’accroissement global de la richesse aux États-Unis durant la même période ? Cet accroissement était-il proportionnel ou non ?
Françoise BENHAMOU
Oui, bien sûr, même s’il existe un moment de léger recul de l’accroissement du PIB.
Ingrid LABUZAN
La situation française actuelle est-elle différente de celle décrite par cette étude, qui concerne uniquement les États-Unis et qui s’arrête en 2020 ? Actuellement, nous faisons en effet face à une conjoncture de crises, sur le plan politique, économique, climatique et social.
Françoise BENHAMOU
Vous avez raison, nous faisons face à une série de crises qui se cumulent. Par ailleurs, sur le plan économique, la situation est compliquée. Par exemple, l’inflation devrait reculer selon les prévisions des économistes. De plus, l’évolution des salaires suit celle de l’inflation. La crise économique est, d’une certaine manière, un peu moindre que ce à quoi nous pouvions nous attendre. Cependant, les économistes se sont tellement trompés qu’il faut se montrer extrêmement prudents. Cependant, la résilience des économies s’accompagne d’une forme de résilience des dons. Même si nous pouvons être confrontés à une forme de régression, les anticipations des ménages et des entreprises sont extrêmement importantes de ce point de vue.
Je suis frappée par l’évolution en France du rapport des entreprises à la philanthropie, qui est de plus en plus intégrée comme un élément constitutif de l’action des entreprises. La responsabilité sociale des entreprises est un thème qui rencontre de plus en plus d’échos. En préparant cette rencontre, je suis tombée sur une citation de Michel Pomey, le conseiller d’État à l’origine de la création des fondations en France. Dans les années 1970, il disait déjà que la philanthropie commençait à entrer dans la culture des entreprises. Aujourd’hui, cette dimension est tout de même relativement assumée.
Ingrid LABUZAN
Justement, quels sont les critères ou les déterminants qui poussent les individus à faire des dons ? S’agit-il de la cause défendue par l’entreprise ? Les déterminants économiques jouent-ils un rôle particulier ?
Françoise BENHAMOU
Lorsque les économistes se sont intéressés à cette question du don, ils sont partis de leur propre paradigme, celui d’un individu égoïste poursuivant ses propres intérêts, le cumul des intérêts de chacun menant au bien commun. Les économistes, en voulant intégrer le don dans ce paradigme, se sont dit que l’altruisme pouvait rentrer dans la fonction d’utilité, c’est-à-dire dans le but poursuivi par l’individu ou par l’entreprise. Au fond, l’altruisme est l’un des éléments qui motivent les individus à agir, y compris dans l’action économique. De ce fait, le premier élément que nous avons fait entrer dans le paradigme est l’altruisme pensé selon l’intérêt économique que l’individu trouve dans le fait de donner.
Ensuite, l’économie a dialogué avec d’autres sciences sociales. Beaucoup de travaux en économie comportementale et expérimentale ont vu le jour. Nous nous sommes alors rendu compte que les motivations individuelles au don étaient beaucoup plus larges. Serge-Christophe Kolm, l’un des grands spécialistes de la philanthropie parmi les économistes, explique que la philanthropie fonctionne également à cause de l’« altruisme personnel éclairé » de chacun. Chaque individu pense qu’il pourrait avoir à bénéficier un jour lui aussi de ses actions philanthropiques. Cette idée joue beaucoup dans l’inquiétude des individus face aux difficultés économiques.
Ingrid LABUZAN
En effet, on sait bien que le déclassement est une crainte en France. Par ailleurs, même si cette question sort un peu du champ économique, existe-t-il un lien entre don et régimes politiques ?
Françoise BENHAMOU
Il n’existe pas d’études sur ce sujet. Néanmoins, le don a très souvent une dimension politique. Certaines fondations comme la fondation Soros par exemple ont œuvré afin que les pays à l’est du rideau de fer adoptent la démocratie. Des aides ont été données à des universités ou à des écoles afin qu’elles puissent œuvrer pour la démocratie. Il existe donc un lien entre le politique et le don. Je ne connais pas la part des dons dans les pays très éloignés de la démocratie. Spontanément, je serai tentée de dire qu’elle est plus faible, mais il faudrait vérifier.
Ingrid LABUZAN
J’aimerais profiter de votre présence pour évoquer les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle. La technologie est l’une des composantes majeures de nos sociétés. Quels effets a-t-elle sur les dons, et notamment en temps de crise ?
Françoise BENHAMOU
Les dons se transforment grâce à la technologie. Le micro-don s’est beaucoup développé grâce à internet. L’avantage fiscal ne joue plus aucun rôle à ce niveau. Désormais, à la caisse du supermarché, il vous est demandé si vous souhaitez arrondir le montant de vos achats à l’euro supérieur au profit d’une association. Toutes ces formes de dons sont aidées par la technologie numérique.
Celle-ci permet également, comme dans beaucoup d’autres industries, un meilleur appariement entre l’offreur et le demandeur, c’est-à-dire entre le donateur et l’organisme philanthropique. En même temps, la concurrence entre les différentes causes en est sans doute accentuée. Le financement participatif, par exemple, dépend de plateformes qui doivent proposer un modèle économique robuste, et sur lesquelles différentes offres se font concurrence.
Ingrid LABUZAN
Il existe également un enjeu de communication et de savoir-faire : la technologie doit permettre une plus grande lisibilité de la philanthropie.
Françoise BENHAMOU
La communication constitue le nerf de la philanthropie. Il ne s’agit pas de « racoler » mais d’aller expliquer son action. Pour avoir beaucoup travaillé sur ces sujets, il me paraît extrêmement important d’arriver à distiller du temps long dans le rapport entre celui qui donne et la cause à laquelle il donne. Or, cette dimension entre en contradiction avec le fonctionnement de notre société, qui repose beaucoup sur les temps courts et sur les émotions collectives. Celles-ci sont très fortes : il ne faut pas les mépriser, mais elles sont parfois dangereuses.
De ce fait, installer une forme de fidélité entre le donateur et l’organisme est essentiel : ce lien permet à l’organisme de générer de la trésorerie et de hiérarchiser les différentes actions. Lors d’un tsunami, voilà quelques années, le président de Médecins du Monde avait mis en garde contre le surfléchage des dons, afin qu’ils puissent être disponibles pour d’autres causes. De même, lors de l’incendie de Notre-Dame, j’avais tout de suite pensé aux autres cathédrales qui ont besoin d’être rénovées : une partie de l’argent collectée suite à l’incendie pouvait en effet être affectée à d’autres chantiers. La question du temps me semble donc fondamentale.
Ingrid LABUZAN
Merci beaucoup pour cet éclairage passionnant.