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Audace et philanthropie : quelle place pour la prise de risque et les « angles morts » philanthropiques dans le contexte actuel ? 

Être audacieux, dans le secteur de l’entreprise et de la philanthropie, c’est aussi repenser des formes d’engagement reliées aux questions de gouvernance et d’héritage.

Léa Nature, fondée par Charles Kloboukoff, est une entreprise qui regroupe des marques cosmétiques et produits bio. Elle a été créée autour d’un comité d’éthique et a adopté en 2019 le statut d’entreprise à mission environnementale. Mais c’est la démarche de pérennisation de l’entreprise qui a été la plus ambitieuse : considérer l’organisme lucratif comme contributeur au bien commun, en consacrant la totalité de son capital à un fonds de dotation, pour bénéficier à des causes citoyennes variées. Une telle démarche pour garantir la longévité de son entreprise, est-ce se prémunir du risque ou le prendre ?

Charles Kloboukoff en a témoigné lors de la 6e édition des Assises de la Philanthropie.

Charles Kloboukoff – Fondateur et dirigeant de l’entreprise Léa Nature

 

 

 

Ingrid LABUZAN

Nous accueillons à présent Charles KLOBOUKOFF, fondateur de Léa Nature, une entreprise qui regroupe une quinzaine de marques de cosmétiques et de produits bio. Vous avez une certaine sensibilité aux causes environnementales. Néanmoins, c’est plutôt d’audace dont je voudrais vous parler. L’audace, vous avez cherché à l’incarner à travers des formes d’engagement qui posent des questions de gouvernance.

En effet, vous avez choisi d’utiliser toutes les possibilités juridiques à votre disposition afin de traduire votre engagement à travers l’action de votre entreprise. Brièvement, qu’avez-vous choisi de faire qui était perçu comme novateur ou qui n’était pas très consensuel ?

Charles KLOBOUKOFF

Léa Nature est née avec l’idée de proposer des alternatives biologiques respectueuses de la nature et de la santé. Notre démarche a été à la fois holistique et empirique. Nous avons expérimenté un certain nombre de démarches, dont la mise en place d’un comité d’éthique en 2000, alors que l’entreprise ne comptait que 70 salariés. Ce comité pouvait proposer des censures et des initiatives ou mener des politiques de soutien à des causes comme la précarité par exemple.

En 2007, l’entreprise a adhéré au mouvement « 1 % For The Planet ». Ce mouvement vise à inciter les entreprises à s’imposer un impôt volontaire de 1 % sur une partie de leur activité ou sur la totalité de leur chiffre d’affaires en faveur de la philanthropie environnementale. Celle-ci constitue une petite part de la philanthropie globale en France, de l’ordre de 7 à 8 %, me semble-t-il. Un peu plus de mille entreprises font aujourd’hui partie de ce mouvement.

En 2011 a été créée la fondation Léa Nature Jardins Bio oeuvrant en faveur du lien entre environnement et santé, à travers des thèmes comme la souveraineté alimentaire et l’impact environnemental de l’agriculture sur les territoires. En 2019, le cadre de référence de l’entreprise dans lequel nous exerçons notre activité a été modifié, celle-ci prenant le statut d’entreprise à mission environnementale. Voilà quelques-unes des étapes qui ont jalonné nos explorations en termes d’engagement.

Ingrid LABUZAN

Vous avez donc saisi toutes les opportunités qui se présentaient à vous. La dernière en date nous intéresse particulièrement, à savoir votre volonté de transmettre votre entreprise. Pourriez-vous nous expliquer ce que vous avez souhaité faire et quelles sont vos motivations ?

Charles KLOBOUKOFF

Lorsque l’entreprise a fêté ses 20 ans, et moi mes 50 ans, je me suis posé des questions par rapport à l’avenir. Forcément, celle de la pérennité de l’entreprise s’est posée, concernant notamment son mode de transmission, et en particulier la place des enfants dans cette transmission. Nous avons cherché des modèles de référence afin de concilier économie et engagement. L’idée de créer une personne morale au-dessus de l’organisation à but lucratif nous est alors apparue séduisante.

Nous n’avons pas trouvé beaucoup de modèles en France. Pierre Fabre, qui n’avait pas d’enfant, avait obtenu le statut de fondation d’utilité publique afin de placer au-dessus de son conseil de surveillance. Les Chicorées Leroux avaient également expérimenté, via d’autres outils juridiques, une forme de pérennité du capital indépendante des personnes physiques. En Suisse, en Autriche, au Danemark, en Allemagne, il existe plusieurs modèles de fondation d’entreprise. Au départ, l’idée était plutôt d’assurer une forme de protectionnisme économique en assurant ces entreprises contre la prédation des multinationales en conservant l’emploi sur le territoire. Nous avons souhaité ajouter une portée philanthropique à ce système en faisant en sorte qu’une partie des dividendes remontant au fonds de dotations bénéficie à des causes citoyennes variées, en dehors de la philanthropie environnementale. En effet, le mode de gouvernance associe des collaborateurs de l’entreprise.

Ingrid LABUZAN

Il me semble que vous avez quatre enfants.

Charles KLOBOUKOFF

Tout à fait. Emma, la troisième, est présente aujourd’hui. Elle dirige le fonds de dotation.

Ingrid LABUZAN

Comment avez-vous convaincu vos enfants d’adhérer à un tel projet ? Vous êtes obligé légalement d’obtenir leur accord : que ce serait-il passé si l’un d’entre eux avait refusé ?

Charles KLOBOUKOFF

En effet, en France, lorsque quelqu’un disparaît, une partie de son patrimoine revient automatiquement à ses enfants. En l’occurrence, comme j’ai quatre enfants, il revenait à chacun 18 % du patrimoine. Je leur ai demandé s’ils étaient d’accord pour renoncer à leur part de la réserve héréditaire concernant les biens professionnels. Ils ont accepté, ce qui m’a permis de transmettre la totalité du capital de la Holding CK Invest, qui détient la majeure partie de Léa Nature, au fonds de dotation à mon décès. La transmission commence de mon vivant, par tranches successives, via des donations.

Ingrid LABUZAN

Vous avez en effet fixé des objectifs et des dates à cet effet. Comment organisez-vous la gouvernance de la fondation et le management de votre entreprise ? En effet, une entreprise a des objectifs de croissance et des collaborateurs : ce n’est pas une fondation philanthropique. Quels liens existe-t-il entre ces deux entités ?

Charles KLOBOUKOFF

Nous étions un peu perdus au départ sur cette question. En interrogeant plusieurs acteurs comme le Cabinet Prophil, spécialisé dans les liens entre philanthropie et économie, nous nous sommes rendu compte qu’il fallait « étanchéifier » chaque étage. Le fonds de dotation a vocation à mener une activité philanthropique, à détenir les titres majoritaires de l’entreprise et à être le dépositaire du pacte d’engagement. En tant qu’entreprise environnementale, nous souhaitons principalement réaliser du bio, du local, etc. Nous avons donc un certain nombre de cadres de références, composés d’interdits et d’incitations, dont le fonds de dotation est le dépositaire.

Le fonds de dotation dispose d’un conseil d’administration et d’un comité philanthropique. Ce dernier associe les collaborateurs puisque le fruit du travail des salariés permet de gagner de l’argent, à travers une commission composée de 15 salariés représentant les divers secteurs d’activité de l’entreprise. La philanthropie ne peut pas s’intéresser à l’économie et l’économie ne peut pas s’intéresser à la philanthropie, le mélange étant suspect. De ce fait, nous allons créer un conseil de surveillance qui deviendra le bras armé du fonds de dotation. Ce conseil permettra de recruter les dirigeants, de contrôler l’application du pacte d’engagement et de veiller à la cohérence ainsi qu’à la performance de la stratégie de l’entreprise.

Ensuite, un directoire ou Comex gère l’entreprise, sachant que celle-ci est composée de PME. Nous avons également acquis la majorité d’un certain nombre d’entreprises dirigées par des gens qui souhaitaient se rallier à ce modèle. Ainsi, 24 entreprises ont rejoint le groupe. Elles ont été assemblées par secteur d’activité : cosmétiques, produits traiteurs, alimentation bio, etc.

Ingrid LABUZAN

Justement, comment vos collaborateurs réagissent-ils à cette volonté d’avoir une fondation ? Est-ce que cette décision suscite des craintes, par rapport à une éventuelle baisse de croissance par exemple ? Quelles idées reçues émergent ?

Charles KLOBOUKOFF

Les objectifs sont plutôt bien compris. Savoir qu’un objectif citoyen existe au-dessus du travail effectué au quotidien crée un sentiment d’appartenance. Néanmoins, certains se posent des questions sur la pérennité de l’entreprise, sur son avenir à long terme, sur les changements de gouvernance. Quelques personnes préféreraient sans doute avoir plus d’argent plutôt que de faire plus de philanthropie, ou du moins se posent la question, mais ce raisonnement est assez minoritaire. De manière générale, ce changement est bien reçu par les collaborateurs, même si le modèle est peu connu en France. Au sein de la communauté administrée par le cabinet Prophil, nous sommes une quinzaine d’entreprises, un chiffre bien loin des centaines d’entreprises qui adhèrent à ce modèle dans le nord de l’Europe.

Ingrid LABUZAN

Un représentant de ces entreprises du nord de l’Europe interviendra d’ailleurs aujourd’hui.

Charles KLOBOUKOFF

Ce modèle paraît néanmoins suspect. Intellectuellement, il n’est pas évident, pour un entrepreneur, de se déposséder de son entreprise. Il est également suspect d’associer philanthropie et économie, surtout en France. Par ailleurs, certaines entreprises comme Altice se servent du fonds de dotation à des fins fiscales. Néanmoins, lorsqu’il s’agit d’un don, ce système peut être vertueux. De belles entreprises sont engagées dans ce mouvement.

Ingrid LABUZAN

Quel serait votre conseil à ceux qui voudraient se lancer ?

Charles KLOBOUKOFF

Il faut d’abord savoir pourquoi chacun a souhaité créer son entreprise. S’agissait-il de pouvoir, de liberté, de réussite individuelle ? Derrière tout cela, nous aimerions bien que l’entreprise laisse une trace positive sur la société. Voilà ce qui a pris le dessus, plutôt que de laisser la responsabilité de porter l’entreprise aux enfants, ce qu’ils peuvent toujours faire sans en détenir le capital, en prenant des responsabilités importantes en son sein. Cette solution vaut mieux que la cession à une entreprise plus grande, plus riche, qui pourrait modifier les « gênes » de l’entreprise.

Par ailleurs, les rencontres et les expériences vécues avec ceux qui ont déjà expérimenté ces changements ont été déterminantes. Je me rappelle notamment une visite en Suisse auprès de la famille actionnaire de Victorinox, qui avait failli faire faillite suite aux attentats du 11 septembre et à l’interdiction des couteaux suisses dans les aéroports et dans les gares. Heureusement, des réserves avaient été accumulées. Nous avons ainsi souhaité conserver l’essentiel des bénéfices dans l’entreprise afin de pouvoir passer les périodes économiques les plus dures. Aujourd’hui, le secteur du « bio » traverse une période difficile à cause de l’action des lobbies de l’agrochimique combinée à l’inflation. Nous ne sommes pas en difficulté mais nous sommes contents d’avoir mis de l’argent de côté. Nous sommes heureux que l’économie puisse servir une cause supérieure, quelle que soit celle que choisissent les entrepreneurs et les membres du comité philanthropique.

Ingrid LABUZAN

Nous allons justement nous intéresser, durant la prochaine séquence, aux effets de la conjoncture économique. Merci beaucoup.